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# Sénèque, *De la colère*, livre I, chap.1-8 Vous exigez de moi, Novatus, que je traite par écrit des moyens de guérir la colère ; et je vous applaudis d'avoir craint particulièrement cette passion, de toutes la plus hideuse et la plus effrénée. Les autres, en effet, ont encore un reste de calme et de sang-froid : celle-ci n'est qu'impétuosité ; toute à l'élan de son irritation, ivre de guerre, de sang, de supplices ; sans souci d'elle-même, pourvu qu'elle nuise à son ennemi ; se ruant sur les épées nues, et avide de vengeances qui appelleront un vengeur. Aussi quelques sages l'ont-ils définie une courte folie. Car, non moins impuissante à se maîtriser, elle oublie toute décence, ne se soucie plus de ce qui nous unit aux autres ; opiniâtre, acharnée à son but, sourde aux conseils et à la raison, elle s'emporte pour de vains motifs, incapable de discerner le juste et le vrai ; semblable enfin à ces ruines qui se brisent sur ce qu'elles écrasent. Pour vous convaincre que l'homme ainsi dominé n'a plus sa raison, observez l'attitude de toute sa personne : de même que certains délires ont pour signes certains le visage audacieux et menaçant, le front rembruni, l'air farouche, la démarche précipitée, des mains qui se crispent, le teint qui s'altère, une respiration fréquente et convulsive, tel paraît l'homme dans la colère. Ses yeux s'enflamment, étincellent ; son visage devient tout de feu ; le sang pressé vers son coeur bout et s'élève avec violence ; ses lèvres tremblent, ses dents se serrent ; ses cheveux se dressent et se hérissent ; sa respiration se fait jour avec peine et en sifflant ; ses articulations craquent en se tordant ; il gémit, il rugit ; ses paroles entrecoupées s'embarrassent ; à tout instant ses mains se frappent, ses pieds trépignent, tout son corps est agité, tout son être exhale la menace : hideux et repoussant spectacle de l'homme qui gonfle et décompose son visage. On doute, à cette vue, si un tel vice est plus odieux que difforme. Les autres passions peuvent se cacher, se nourrir en secret, la colère se fait jour et perce à travers la physionomie ; plus elle est forte, plus elle éclate à découvert. Voyez tous les animaux ; leurs mouvements hostiles s'annoncent par des signes précurseurs ; tous leurs membres sortent du calme de leur attitude ordinaire, et leur férocité s'exalte encore. Le sanglier écume ; il aiguise sa dent meurtrière ; le taureau frappe l'air de ses cornes et fait voler le sable sous ses pieds ; le lion pousse un sourd rugissement ; le cou du serpent se gonfle de courroux ; l'aspect seul du chien atteint de la rage, fait horreur. Il n'est point d'animal si terrible, si malfaisant, qui ne montre encore, dès que la colère le possède, un surcroît de férocité. Je sais qu'en général les affections de l'âme se déguisent avec peine : l'incontinence, la peur, la témérité ont leurs indices et peuvent se faire pressentir ; car nulle pensée n'agite vivement l'intérieur de l'homme, sans que l'émotion passe jusqu'à son visage. Quel est donc ici le trait distinctif ? Si les autres passions se montrent, la colère éclate. Veut-on maintenant considérer ses effets destructeurs ? jamais fléau ne coûta plus à l'humanité : meurtres, empoisonnements, turpitudes réciproques des deux parties adverses, villes saccagées, nations entières anéanties, leurs chefs vendus à l'encan, la torche incendiaire portée dans les maisons, puis hors des murs des cités, et propageant au loin avec ses tristes lueurs des vengeances impitoyables ; voilà ses oeuvres. Cherchez ces cités jadis si fameuses, et dont à peine on reconnaît la place : qui les a renversées ? la colère. Voyez ces solitudes désolées, et, sur des espaces immenses, vides de toute habitation : c'est la colère qui les a faites. Contemplez tous ces grands personnages, transmis à notre souvenir “comme exemples d'un fatal destin” : la colère frappe l'un dans son lit, la colère égorge l'autre sur le siège inviolable du banquet ; elle immole un magistrat en plein forum et devant les tables de la loi, force un père à livrer son sang au poignard d'un fils parricide, un roi à présenter la gorge au fer d'un esclave, un autre à mourir les membres étendus sur une croix. Et encore ne raconté-je là que des catastrophes individuelles ? Que sera-ce si, de ces victimes isolées, vos yeux se reportent sur des assemblées entières massacrées, sur toute une population abandonnée au glaive du soldat, sur des nations proscrites en masse et vouées à la mort comme ayant renoncé à la tutelle de Rome ou bravé son autorité ? Qu'on m'explique aussi l'injustice de ce peuple romain qui s'irrite contre des gladiateurs, qui se croit insulté, méprisé d'eux, s'ils ne meurent point d'assez bonne grâce, et qui, par son air, ses gestes, son acharnement, se fait de spectateur bourreau. \[…\] \[…\] \[V\]oyez seulement l'homme : le plus doux des êtres, tant qu'il reste fidèle à son caractère ; et voyez la colère, cette passion si cruelle. Quoi de plus aimant que l'homme envers autrui ? quoi de plus haineux que la colère ? L'homme est fait pour assister l'homme ; la colère, pour l'exterminer. Il cherche la société de ses semblables, elle cherche l'isolement ; il veut être utile, elle ne veut que nuire ; il vole au secours même d'inconnus, elle s'en prend aux amis les plus chers. L'homme est prêt même à s'immoler pour autrui : la colère se jettera dans l'abîme, pourvu qu'elle y entraîne autrui. \[…\] La colère, nous l'avons dit, a soif de vengeance : affreux désir, tout à fait étranger au coeur de l'homme \[…\]. Les bons offices, la concorde, voilà en effet les bases de la vie sociale ; ce n'est point la terreur, c'est la mutuelle bienveillance qui en serre les noeuds, par une réciprocité de secours. \[…\] Mais, quand elle ne le serait point, ne doit-on pas l'accueillir pour les services qu'elle a souvent rendus ? Elle exalte, elle aiguillonne les âmes, et sans elle, sans cette flamme qui vient d'elle, sans ce mobile qui étourdit l'homme et le lance plein d'audace à travers les périls, le courage guerrier ne fait rien de brillant. Aussi quelques-uns pensent-ils que le parti le plus sage est de modérer la colère sans l'étouffer, de réprimer ses trop vifs transports pour la restreindre à ce qu'elle a de bon, et surtout de conserver ce principe, sans lequel toute action serait languissante, et toute vigueur, toute force d'âme s'éteindraient. Mais tout d'abord, il est plus facile d'expulser un mauvais principe, que de le gouverner ; plus facile de ne pas l'admettre, que de le modérer, une fois admis : dès qu'il a pris possession, il est plus fort que le maître, et ne connaît ni restriction ni limite. D'autre part, la raison elle-même, à laquelle vous livrez les rênes, ne saurait les garder que tant qu'elle a fait divorce avec les passions ; souillée de leur alliance, elle ne peut plus contenir ce qu'auparavant elle pouvait chasser. L'âme, une fois ébranlée, jetée hors de son siège, n'obéit plus qu'à l'impulsion qui l'emporte. Il est des choses qui dès l'abord dépendent de nous, et qui plus tard nous subjuguent et ne souffrent point de retour. L'homme qui s'élance au fond d'un abîme n'est plus maître de lui ; il ne peut ni remonter, ni s'arrêter dans sa chute ; un entraînement irrésistible ne laisse point place à la prudence, au repentir : il lui est impossible de ne pas arriver où il pouvait ne pas aller. Ainsi l'âme qui s'est livrée à la colère, à l'amour, à une passion quelconque, perd les moyens d'enchaîner leur fougue. Il faut qu'elles la poussent jusqu'au bout, précipitée de tout son poids sur la pente rapide du vice. Le mieux est de se mettre au-dessus des premières atteintes de la colère, de l'étouffer dans son germe, de se bien garder du moindre écart, car une fois qu'elle égare nos sens, on a mille peines à se sauver d'elle : adieu en effet la raison, quand vient à s'introduire la passion, s'autorisant de notre volonté comme d'un droit. Elle finit par ne plus suivre que ses caprices, sans prendre même notre agrément. Répétons-le : c'est dès la frontière qu'il faut repousser l'ennemi : s'il y pénètre et s'empare des portes de la place, recevra-t-il d'un captif l'ordre de s'arrêter ? Notre âme alors n'est plus cette sentinelle qui veille au dehors pour observer la marche des passions et les empêcher de forcer les lignes du devoir : elle-même s'identifie avec la passion. Voilà pourquoi elle ne peut plus rappeler à son aide les forces utiles et salutaires que sa trahison vient de paralyser.