# Analyse de la colère d'Achille
Claire-Françoise de Roguin, « Quand le divin Achille se met à penser : colère, désespoir et pitié dans l’Iliade », Revue de l’histoire des religions, 2 | 2008, 223-241.
https://journals.openedition.org/rhr/6073#tocto1n3
## La fureur vengeresse d’Achille
Patrocle repousse avec succès les Troyens loin des nefs, mais alors qu’il s’est lancé à leur poursuite en direction de leur ville, il est tué par Hector (16.777-863). Lorsque Achille apprend la mort de son ami, il tombe dans une complète détresse. Il souille sa tête de cendre ; il gémit, étendu sur le sol, en arrachant sa chevelure. Il pousse une terrible plainte, que Thétis, sa mère, entend du fond des abîmes marins où elle demeure (18.23-38). Elle vient aussitôt le rejoindre pour le consoler. Il lui dit tout le désespoir que lui cause la mort de Patrocle et lui déclare son intention de retourner combattre pour tuer Hector (18.79-93). Il montre ainsi qu’il n’est pas seulement désespéré ; il est aussi rempli de colère contre Hector. Sa fureur s’étend d’ailleurs à tous les Troyens, qui ont massacré d’innombrables Achéens pendant qu’il était absent du champ de bataille.
Cependant, lorsque Thétis l’entend proclamer qu’il va tuer Hector, elle lui prédit qu’il doit mourir lui-même peu après la mort du chef troyen (18.95-6). Achille réagit à cette annonce en « s’irritant violemment » (meg’ okhthêsas, 18.97). Il semble qu’il soit fâché contre lui-même parce que, selon ses termes, « Patrocle ne l’a pas eu auprès de lui pour le protéger du malheur » (18.100) et qu’il n’a été « d’aucune aide pour Patrocle ni pour tous ceux qui ont été tués par le divin Hector », lorsqu’il est resté près des nefs (18.102-4). Mais il se peut aussi qu’il s’emporte parce qu’il apprend que sa mort est imminente. Il manifeste, en effet, à diverses occasions, lorsque sa disparition est annoncée, un mélange d’irritation et de résignation.
Le désespoir qui étreint Achille, après la mort de Patrocle, n’est donc pas une émotion simple : il s’y mêle souffrance et colère. Cette dernière a plusieurs composantes : colère contre Hector et les Troyens, mécontentement d’Achille contre lui-même, attente irritée de la mort.
Dans cette disposition d’esprit, Achille va retourner combattre. Après s’être réconcilié avec Agamemnon (chant 19), il s’élance sur le champ de bataille à la tête des Achéens et se met à massacrer sauvagement les Troyens (chants 20-21). Les descriptions des blessures qu’il inflige alors à ses ennemis sont parmi les plus suggestives et les plus horribles du poème (20.381-418 ; 455-503). Elles donnent à toute la scène une atmosphère de carnage, qui traduit l’état émotionnel dans lequel se trouve Achille : tout son être est pénétré de fureur et rien d’autre ne compte pour lui que de faire payer cruellement aux Troyens la mort de son ami. Ces évocations sanglantes révèlent à la fois la profondeur de son deuil et l’intensité de sa colère envers ses ennemis. Il s’agit du même personnage que l’on a vu, peu auparavant, anéanti par le deuil qui le frappait ; il a donc passé rapidement d’un état de tristesse et de prostration à un état de rage destructrice.
Lancé dans sa course vengeresse, Achille massacre les Troyens sans manifester la moindre pitié. Mais sa fureur atteint son paroxysme au moment où, après avoir fait d’innombrables victimes, il tue Hector en combat singulier (chant 22). Au moment de mourir, Hector le supplie : il lui demande de ne pas laisser son cadavre être dévoré par les chiens et de rendre son corps à ses parents en échange de riches présents, afin que les Troyens puissent accomplir en son honneur les rites funèbres (22.338-43). Mais Achille rejette cette supplication : il serait prêt à découper le corps d’Hector et à le manger tout cru ; jamais aucune compensation matérielle ne sera assez grande pour qu’il accepte de le rendre aux siens ; il lui refuse le droit à des honneurs funèbres et souhaite le voir dévoré par les chiens et les oiseaux (22.345-54).
Comme auparavant, Achille manifeste la violence de son tempérament et s’exprime, si l’on peut dire, comme s’il était un carnassier, prêt à dévorer son adversaire (22.346-7). Ce langage « animal » transparaît aussi lorsqu’il appelle Hector « chien » (22.345) et lorsqu’il le voue aux charognards : « nul n’écartera les chiens de ta tête » (22.348), « les chiens et les oiseaux te dévoreront tout entier » (22.354). D’autre part, en rejetant une supplication, en refusant de rendre le corps d’Hector aux siens en échange d’une compensation et en lui déniant le droit à des rites funèbres, il renonce au comportement qu’un être humain devrait avoir à l’égard d’un ennemi mourant et récuse toute norme sociale. Achille persiste dans sa sauvagerie lorsque Hector est mort : il mutile son cadavre, puis l’attache à son char et, le traînant derrière lui, l’emmène jusqu’au camp achéen (22.395-404).
Dans la scène de l’ambassade, Ajax reprochait à Achille d’entretenir une colère farouche contre Agamemnon et de refuser toute aide aux Achéens ; il l’accusait d’être sauvage et de se tenir en dehors de la société achéenne. Au moment de la mort d’Hector, Achille se met en marge de la société d’une manière plus profonde : il perd tout contrôle de sa colère et semble avoir oublié qu’il est un être humain.