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# Renaut, Olivier, « La colère du juste », *Esprit*, 2016/3-4 « On retient de l’Antiquité grecque une image ambiguë concernant le sentiment de colère, dont les philosophes pourraient être en partie responsables. La colère est une affection omniprésente dans l’imaginaire et les discours antiques, et Achille en est la figure privilégiée. L’*Iliade*, poème de la colère, est souvent lue à travers une histoire qui nous commanderait de maîtriser, sinon d’étouffer cette passion dangereuse, brutale et irrationnelle, et qui plus est antisociale . De Platon à Sénèque, qui dans son *De ira* achève le réquisitoire contre le colérique, la pensée antique semble s’accommoder d’une condamnation de la colère au profit du jugement froid de la raison. Cette image est pourtant un mirage ; loin de condamner unanimement les accès de colère \[…\], les philosophes s’efforcent d’en comprendre la nature, les ressorts, la nécessité, l’intérêt, et parfois même la « justesse ». Existe-t-il une juste colère ? \[…\] Rappelons d’abord la définition qu’Aristote donne de la colère en *Rhétorique* II, 2 : « Définissons la colère comme l’appétit accompagné de souffrance de ce qui apparaît comme une vengeance à cause de ce qui apparaît comme un acte de dépréciation qui nous atteint nous-mêmes ou nos proches, quand cette dépréciation n’est pas justifiée » Cette définition s’appuie sur la détermination d’un genre commun (un appétit accompagné de peine) par la spécificité de son objet (un désir de vengeance) à laquelle Aristote ajoute une cause (la dépréciation). L’intérêt de cette définition est qu’elle cerne la colère par le jugement qui y préside (qu’il s’agisse d’une opinion ou d’une simple représentation) davantage que par la nature physiologique de l’affection – laquelle n’est pour autant pas minorée dans l’analyse aristotélicienne. \[…\] La colère n’est donc pas, dans cette définition, cette impulsion aveugle et dissociée de la raison : elle est d’emblée définie comme la réaction face à un défaut de justice. \[…\] Reste cependant à prouver que cette sensibilité à la justice renvoie à une justice réelle, et non simplement représentée à travers les marques personnelles d’honneur ou de déshonneur qu’on prend et qu’on reçoit d’autrui. Mais notons qu’une telle définition de la colère permet d’expliquer pourquoi \[…\] l’honnête homme peut tout à fait, devant la justice ou l’injustice d’une loi, se laisser aller à la colère ou au contraire la maîtriser, prouvant le lien intime entre colère et sens de la justice. »